Les leçons de Maîtresse Lockley

 

 

LORSQU’ON libéra la Belle de ses chaînes et qu’on la précipita au bas des marches, les mains nouées dans le dos, ce qui faisait saillir ses seins, la foule applaudit. Elle ne fut aucunement surprise de sentir une pièce de cuir oblongue qu’on lui introduisait de force dans la bouche. Cette pièce de cuir fut attachée, bien serrée, par une boucle placée derrière sa nuque, et l’on y attacha ses poignets, ce qui ne la surprit pas non plus, au vu de la manière dont elle s’était défendue.

« Laissons-les faire ! » se dit-elle, en proie au désespoir. Et lorsque deux longues rênes furent ramenées à cette même boucle d’attache, derrière sa tête, et qu’on en tendit les extrémités à cette grande femme aux cheveux noirs qui se tenait debout devant l’estrade, la Belle se dit : « Très astucieux. Elle va me tirer derrière elle comme si j’étais une petite bête sauvage. »

Le visage triangulaire, presque beau, la chevelure noire tombant librement dans le dos, excepté une fine natte sur le front qui avait tout l’air d’une manière décorative de dégager sa figure de ses mèches noires et épaisses, la femme l’étudiait, comme le Chroniqueur l’avait fait avec Tristan. Elle portait une jupe et un corsage magnifiques, en velours rouge, sur un chemisier de lin à manches bouffantes.

« Une riche Aubergiste », songea la Belle. La grande femme tirait ferme sur les rênes, avec de telles secousses qu’elle fit presque chuter la Belle, puis elle jeta les rênes par-dessus son épaule, traînant la Belle à sa suite, pour la forcer, malgré ses rechignements, à prendre une allure de trot rapide.

Les villageois poussaient la Belle, la bousculaient, la houspillaient, giflaient ses fesses endolories, la traitaient de sale fille, lui demandaient – joignant le geste à la parole – si elle aimait les gifles et lui glissaient comme ils aimeraient disposer d’elle une heure seul à seul pour lui apprendre à se tenir. Mais elle gardait les yeux sur la femme et tremblait de tous ses membres, l’esprit bizarrement vidé, comme si elle ne pensait à rien.

Pourtant, elle réfléchissait. Elle réfléchissait et se disait à nouveau : « Pourquoi ne pas me conduire aussi mal que j’en ai envie ? » Mais tout à coup elle éclata en larmes, sans savoir pourquoi. La femme marchait si vite que la Belle devait trotter docilement, qu’elle le veuille ou non, et ses larmes lui piquaient les yeux et brouillaient les couleurs de la place du village, en un nuage flou et brûlant.

Elles s’engagèrent dans une petite rue, au pas de course, dépassèrent des traînards qui jetaient à peine un œil sur elles en pénétrant sur la place du marché. Et, très vite, la Belle trotta sur les pavés d’une petite ruelle silencieuse et vide qui sinuait et tourna au pied des sombres maisons à colombage, avec leurs fenêtres aux carreaux en forme de losanges, leurs volets et leurs portes peints de couleurs vives.

Partout, des enseignes annonçaient les commerces du village ; ici, on avait accroché la botte du cordonnier, là, le gant de cuir du gantier, et une coupe en or peinte de façon rudimentaire pour signaler le marchand de plats d’argent et d’or.

Une étrange sérénité enveloppa la Belle, et du coup les menues douleurs de son corps se rappelèrent plus vivement à elle. Elle sentait sa tête tirée brutalement en avant par les rênes de cuir qui frottaient contre ses joues. Elle avait la respiration empêchée, par cette pièce de cuir qui la bâillonnait et, l’espace d’un instant, elle perçut dans toute cette scène – la ruelle qui serpentait, les petites échoppes désertées, cette grande femme en corsage de velours rouge et en large jupe rouge qui marchait devant elle, sa longue chevelure noire déroulant librement ses boucles dans son dos menu – quelque chose de singulièrement étrange. Il lui semblait que cela, tout cela, s’était déjà produit auparavant, ou plutôt que la chose lui était des plus familières.

Naturellement, il était impossible que cette scène se fût déjà produite. Mais, de manière quelque peu singulière, la Belle avait la sensation d’appartenir à cet endroit, et, de ce fait, le moment de terreur de la place du marché, qui l’avait tant marquée, fut comme emporté au loin. Elle était nue, certes, et ses cuisses marquées de zébrures la brûlaient, comme ses fesses – elle n’osait pas même penser à l’allure qu’elle devait avoir –, et ses seins, comme à l’accoutumée, lui irradiaient tout le corps de cette palpitation puissante ; il y avait, comme toujours, cette terrible pulsation secrète entre ses jambes. Oui, son sexe, taquiné cruellement par les caresses de ce battoir lisse, continuait de la rendre folle.

Mais, à présent, ces choses lui étaient presque douces. Même le contact de ses pieds nus sur les pavés réchauffés par le soleil lui était presque agréable. Et elle éprouvait une vague curiosité pour cette grande femme qui ouvrait la marche. Elle se demandait aussi ce qu’elle, la Belle, allait faire.

Au château, elle ne s’était jamais réellement posé la question. Elle avait eu peur de ce qu’on lui ferait faire. Mais désormais elle n’avait plus aucune certitude quant à ce qui l’attendait.

Et, encore une fois, le fait d’être une esclave nue et ligotée, une esclave punie, que l’on tirait avec brutalité dans cette ruelle, voilà qui lui procurait une sensation de complète normalité. La pensée lui vint à l’esprit que cette grande femme savait précisément comment la manier, en la faisant se presser de la sorte, en lui imposant de refouler en elle-même toute chance de rébellion. Et cela la fascinait.

Elle laissa son regard glisser sur les murs et se rendit compte qu’il y avait, ici et là, des gens postés aux fenêtres, et que ces gens la regardaient Devant elle, elle vit une femme, les bras croisés, qui la dominait du regard. Plus loin, à l’autre bout du chemin, il y avait un jeune homme assis sur un rebord de fenêtre qui lui sourit et lui souffla un petit baiser, et puis voici qu’apparut dans la ruelle un homme grossièrement vêtu, les jambes torses, qui retira son couvre-chef à l’attention de « Maîtresse Lockley » et s’inclina tout en passant son chemin. Ses yeux se posèrent à peine sur la Belle, mais quand elle le dépassa il lui administra une petite tape sur les fesses.

La sensation étrange du caractère ordinaire de tout cela commençait de plonger la Belle dans un état de parfaite confusion. Dans le même temps, elle s’y abandonnait, alors qu’on l’amenait à pénétrer, d’un pas rapide, sur une autre vaste place pavée, au centre de laquelle se dressait un puits réservé à l’usage commun, et que bordaient de tous côtés les enseignes de plusieurs auberges.

Il y avait là l’enseigne de l’Ours et l’enseigne de l’Ancre, et l’enseigne des Épées croisées, mais la plus magnifique, et de loin, c’était l’enseigne dorée du Lion, accrochée au-dessus d’une large entrée cochère et sous trois étages de profondes fenêtres à plombures. Le détail le plus saisissant de tous, c’était le corps d’une Princesse nue qui se balançait sous l’enseigne, attachée, chevilles et poignets réunis, à une chaîne de cuir, de sorte qu’elle pendait au panneau de l’enseigne comme un finit mûr, son sexe rouge et nu péniblement exposé aux regards.

C’était exactement ainsi qu’on ligotait les Princes et les Princesses dans la Salle des Châtiments du château de la Reine, une position que la Belle n’avait jamais eu à supporter et qu’elle redoutait plus que toute autre. Le visage de la Princesse était attaché entre ses jambes, à quelques centimètres seulement au-dessus de son sexe gonflé et exposé sans pitié, et elle avait les yeux presque clos. Quand elle aperçut Maîtresse Lockley, elle gémit et gigota au bout de sa chaîne, se tendant de toutes ses forces en avant, en signe de supplication, exactement comme la Belle l’avait vu faire aux Princes et aux Princesses dans la Salle des Châtiments.

À la vision de cette fille, le cœur de la Belle cessa de battre. Mais elle fut tirée plus avant et la dépassa, sans du tout pouvoir tourner la tête pour mieux observer la malheureuse, et entra au trot dans la grande Salle de l’Auberge.

En dépit de la chaleur de la journée, l’immense Salle était fraîche, et un petit feu de cuisine flambait dans l’âtre géant, sous une bouilloire en fer fumante. Il y avait là des dizaines de tables impeccablement astiquées et des bancs disposés un peu partout sur le sol carrelé. Des tonneaux géants étaient alignés le long des murs. À un bout de la pièce, il y avait une longue étagère qui partait de l’âtre et, à l’autre bout, contre le mur d’en face, ce qui semblait être une petite scène rudimentaire.

Un long comptoir rectangulaire se prolongeait en direction de la porte, à partir de l’âtre, et derrière ce comptoir se tenait un homme avec un cruchon à la main, le coude reposant sur le bois du comptoir, comme s’il était prêt à servir de la bière au premier qui en ferait la demande. Il releva sa tête hirsute et cueillit la Belle de ses petits yeux sombres et profondément enfoncés, puis, souriant, lança à Maîtresse Lockley :

— À ce que je vois, vous avez fort bien fait.

Il fallut un moment aux yeux de la Belle pour s’habituer à la pénombre de l’endroit, et quand ce fut fait, elle s’aperçut qu’il y avait dans cette Salle quantité d’autres esclaves nus. Dans l’angle opposé, un Prince nu, à la belle chevelure noire, était occupé à récurer le sol à genoux, avec une lourde brosse qu’il tenait entre les dents par son manche de bois. Une Princesse aux cheveux blond foncé se consacrait à la même tâche, mais juste au-delà du seuil de la porte. Une autre jeune femme, les cheveux bruns relevés en spirale au-dessus de la tête, astiquait un banc à genoux, avec la permission de se servir de ses mains pour ce faire. Deux autres, un Prince et une Princesse, les cheveux libres, agenouillés au bord de l’âtre, mais de l’autre côté, dans l’éclatante lumière du jour qui provenait de la porte de derrière, astiquaient des plats d’étain avec de grands gestes vigoureux.

Aucun de ces esclaves n’osa même jeter un œil sur la Belle. Toute leur attitude était empreinte d’obéissance, et tandis que la petite Princesse avec la brosse à récurer se dépêchait de laver le sol tout près des pieds de la Belle, celle-ci vit que ses jambes et ses fesses avaient subi des punitions depuis peu.

« Mais qui sont ces esclaves ? » se dit la Belle. Elle était presque certaine qu’elle et Tristan avaient fait partie du premier chargement condamné au travail forcé. Ces pénitents étaient-ils de ceux qui se tenaient si mal qu’ils avaient été confinés au village pour une année entière ?

— Apportez-moi le battoir de bois, demanda Maîtresse Lockley à l’homme au comptoir.

Elle tira la Belle en avant et, promptement, la bascula sur le comptoir.

La Belle ne put retenir un gémissement ; ses jambes se balançaient au-dessus du sol. Elle ne s’était pas encore décidée, si elle devait ou non obéir, lorsqu’elle sentit la femme lui détacher son bâillon et sa boucle pour ensuite lui plaquer les mains dans la nuque.

Mais l’autre main de la femme était passée entre les jambes de la Belle, ses doigts fureteurs trouvèrent son sexe humide et ses lèvres gonflées, et même la petite graine brûlante du clitoris, ce qui contraignit la Belle à serrer les dents pour réprimer un pitoyable gémissement.

La main de la femme la laissa à son tourment. La Belle respira librement un instant, puis elle sentit la surface lisse du battoir de bois que l'on appuyait délicatement contre ses fesses, et ce fut de nouveau comme si ses zébrures la brûlaient.

Rouge de honte sous l’effet de ce petit examen, la Belle se tendit, dans l’attente de la fessée inévitable, mais celle-ci ne vint pas. Maîtresse Lockley lui fit tourner la figure, de sorte que la Belle put voir, sur sa gauche, par la porte ouverte.

— Voyez-vous cette jolie Princesse pendue à l’enseigne ? lui demanda la Dame.

Et, empoignant la Belle par les cheveux, elle lui poussa la tête vers le bas et la lui tira vers le haut pour la faire acquiescer. La Belle comprit qu’elle ne devait pas parler et décida, pour le moment, d’obéir. Elle hocha la tête de son propre chef. Le corps de la Princesse oscillait vaguement de gauche à droite au bout de sa chaîne. La Belle ne pouvait se rappeler si son malheureux sexe était humide ou timide sous le voile bien précaire de sa toison pubienne.

— Est-ce que vous voulez vous retrouver pendue là-bas, à sa place ? lui demanda Maîtresse Lockley. (Sa voix était sèche, sévère et froide.) Est-ce que vous voulez vous retrouver pendue là, heure après heure, jour après jour, avec votre petit sexe affamé qui crèvera de faim, grand ouvert, au vu et au su de tous ?

En toute sincérité, la Belle fit un signe de la tête pour répondre que non.

— Alors vous allez cesser ces insolences et renoncer à cet esprit de rébellion dont vous avez fait montre lors de la vente aux enchères, et vous allez obéir à chaque ordre qui vous sera donné, et vous baiserez les pieds de votre Maître et de votre Maîtresse et quand on vous donnera votre dîner, vous en pleurnicherez de gratitude, et vous lécherez le plat pour le nettoyer !

Elle força de nouveau la Belle à répondre par un hochement de tête, et la Belle ressentit une sensation d’excitation des plus étranges. Elle hocha la tête derechef, et de son propre gré. Son sexe palpitait contre le bois du comptoir.

La main de la femme passa sous son corps et lui comprima les seins pour les réunir, en les tenants comme deux pêches bien douces fraîchement cueillies à l’arbre. Les tétons de la Belle étaient brûlants.

— Nous nous comprenons, n’est-ce pas, dit-elle.

Et la Belle, après un étrange moment d’hésitation, approuva de la tête.

— Maintenant, vous allez d’autant mieux comprendre ceci, fit la femme, de cette même voix très nette. Je vais vous fesser jusqu’à ce que vous soyez à vif. Et il n’y aura pas de riches Seigneurs ni de riches Dames pour se délecter du spectacle, et pas non plus de soldats ou autres messieurs pour en jouir, rien que vous et moi, qui préparons l’Auberge pour l’heure de l’ouverture, occupés à faire ce qui doit être fait. Et, si j’agis de la sorte, c’est pour une seule et unique raison, à savoir qu’après ça vous allez avoir tellement mal que le contact de l’ongle de mon doigt vous fera pousser des petits cris. Et, du coup, vous presserez le mouvement pour obéir à mes ordres. Vous resterez la peau à vif, ainsi, tous les jours de l’été tant que vous serez mon esclave, et quand je vous aurai fessée vous vous jetterez à mes pieds pour baiser mes pantoufles, faute de quoi vous vous retrouverez à vous balancer sous cette enseigne. À toute heure du jour, et tous les jours que Dieu fait, vous vous balancerez là, et on ne vous redescendra de là que pour dormir et manger, les jambes ligotées bien écartées et les mains attachées dans le dos, et votre derrière qui recevra la fessée, tout comme il va se faire fesser dans un instant Et on vous remettra à vous balancer là-haut pour que les durs à cuire du village puissent venir rigoler de vous, et rigoler devant votre petit sexe affamé. Vous m’avez comprise ?

La femme attendit, les seins de la Belle toujours dans le creux d’une main, l’autre sur les cheveux de la Belle.

Très lentement, celle-ci hocha la tête.

— Très bien, fit la femme à voix basse.

Elle retourna la Belle et la fit étendre sur le comptoir, le corps dans le sens de la longueur, la tête vers la porte. De la paume de la main, elle lui redressa le menton pour que la Belle regarde, droit devant, par la porte, la pauvre Princesse suspendue, après quoi le battoir de bois vint se poser de nouveau sur son derrière, appuyer gentiment sur ses marbrures, lui donnant l’impression que ses fesses étaient énormes et brûlantes.

La Belle se tenait immobile. Elle était presque à se prélasser, baignant dans cette étrange impression de calme qu’elle avait ressentie dans la ruelle pavée, mais à cela s’ajoutait l’excitation croissante de son entrejambe. Tout se passait comme si l’excitation dégageait tout sur son chemin – même la peur et la mortelle inquiétude. Ou, plutôt, c’était la voix de la femme qui la dégageait de toutes ces choses. « Je pourrais désobéir, si je le voulais », songea la Belle, toujours dans cet état de calme étrange. Son sexe était incroyablement humide et gonflé.

— Alors, maintenant, écoutez encore, poursuivit Maîtresse Lockley. Lorsque ce battoir va s’abattre, vous allez vous remuer, rien que pour moi, Princesse. Vous allez gigoter et vous allez geindre. Vous n’allez pas vous débattre pour m’échapper. Vous ne feriez pas une chose pareille. Et vous n’allez pas retirer les mains de votre nuque. Et vous n’allez pas non plus ouvrir la bouche. Mais vous allez gigoter et vous allez geindre. En fait, sous mes coups de battoir, vous allez faire des bonds. Parce qu’à chaque coup vous allez me montrer ce que ça vous fait, et comme vous appréciez, et comme vous êtes reconnaissante pour la punition que vous recevez, et à quel point vous savez la mériter. Et si cela ne se passe pas exactement comme je le dis, vous vous retrouverez suspendue à l’enseigne jusqu’à la fin de la vente aux enchères, et jusqu’à ce que la foule arrive et que les soldats soient prêts à boire leur premier cruchon de bière.

À ce discours, la Belle demeura interdite.

Jamais, au château, personne ne lui avait parlé sur ce ton, avec cette froideur et cette franchise, et pourtant il y avait dans tout cela une espèce de bon sens pratique qui en imposait et lui arracha presque un sourire. Naturellement, réfléchit-elle, cette femme agissait exactement comme il se devait. Et pourquoi agirait-elle autrement ? Si c’était la Belle qui avait dirigé cette auberge, et si elle avait payé vingt-sept pièces d’or pour prix d’une petite esclave rebelle, elle aurait fort bien pu agir de même. Et, naturellement, elle exigerait de son esclave qu’elle gigote et geigne afin de montrer qu’elle avait pleinement compris l’humiliation qu’on lui faisait subir, car il importait d’exercer très précisément l’esprit de son esclave, et non de la battre à tort et à travers.

Et, de nouveau, la Belle fut gagnée par cette bizarre impression de normalité.

Elle comprenait ce que signifiait cette Auberge fraîche et sombre, aux pavés éclaboussés de soleil sur le seuil de la porte, et elle comprenait fort bien ce que signifiait cette voix étrange qui s’adressait à elle sur un ton de commandement, tout en marquant une telle distance. Par comparaison, le langage sucré du château avait quelque chose d’écœurant, et, oui, se dit la Belle en se raisonnant, pour le moment, en tout cas, elle obéirait, et elle gigoterait, et elle gémirait.

Le battoir s’abattit sur elle, ce qui la fit gémir une première fois, bruyamment, chose qui n’exigea d’elle aucun effort. C’était un mince battoir de bois, de grandes dimensions, et, lorsqu’il la cogna de nouveau il y eut un bruit sec qui lui fit perdre toute contenance, et, sous cette grêle de coups qui cinglait ses fesses endolories, la Belle se surprit, sans aucune décision consciente de sa part, à se tortiller et à pleurer, les larmes jaillissant de ses yeux comme une source. On eût dit que le battoir la faisait se tordre et se tourner, qu’il la ballottait contre le comptoir de bois brut. Elle sentait celui-ci grincer sous elle, à la cadence de ses hanches qui se soulevaient et retombaient. Elle sentait ses tétons frotter contre le bois. Et pourtant elle gardait ses yeux baignés de larmes fixés vers l’entrée ouverte sur la rue, et, égarée comme elle l’était sous la fessée vigoureuse du battoir et au milieu de ses pleurs sonores, étouffés par ses lèvres scellées, elle ne pouvait s’empêcher de se représenter sa propre image, se demandant si Maîtresse Lockley en concevait du plaisir, si cela lui suffisait.

La Belle entendait ses propres gémissements, qu’elle poussait à pleins poumons, tinter à ses oreilles. Elle sentait les larmes couler sur ses joues, sur le bois. Elle chancelait sous le battoir, son menton lui faisait mal, et elle sentait ses longs cheveux qui lui retombaient sur les épaules, lui abritant la figure.

À présent, le battoir lui faisait vraiment mal, la faisait souffrir de manière insupportable, et elle se soulevait très au-dessus de la surface de bois, comme pour demander, avec tout son corps : « N’est-ce pas assez, Madame, n’est-ce pas assez ? » Jamais, au château, dans toutes ses épreuves, elle n’avait manifesté si pleinement sa détresse.

Le battoir s’arrêta. Un doux torrent de sanglots emplit ce silence soudain, et, humblement, la Belle se contorsionna contre le comptoir, comme pour implorer Maîtresse Lockley. Quelque chose frôla très légèrement ses fesses douloureuses, et, les dents serrées, la Belle laissa échapper un petit cri.

— Très bien, fit la voix. Allons, redressez-vous, et debout devant moi, jambes écartées. Tout de suite !

La Belle se dépêcha de se soumettre à cette demande. Elle se laissa glisser du comptoir et se mit debout, les jambes aussi écartées qu’elle le put, tout son corps frissonnant de reniflements et de sanglots.

Sans lever les yeux, elle put voir le visage sombre de Maîtresse Lockley, les bras croisés, la blancheur éclatante de ses manches bouffantes dans la pénombre, et, dans ses mains, le grand battoir ovale en bois.

— Mettez-vous à genoux ! (Cet ordre cassant tomba avec un claquement de doigts.) Et vos mains sur la nuque, vous posez le menton au sol et vous rampez jusqu’au mur, là, tout au bout, aller et retour, en vitesse !

La Belle se dépêcha d’obéir. Il était pitoyable de s’essayer à ramper de cette façon, les genoux et le menton au sol, et elle ne pouvait supporter de penser à l’air gauche et misérable qui devait être le sien, mais elle atteignit le mur et aussitôt se pressa de revenir aux bottes de Maîtresse Lockley. Prise d’une folle impulsion, elle les lui baisa. La palpitation entre ses jambes se fit plus intense, comme si un poing appuyait sur son sexe. La Belle en eut presque le souffle coupé. Si seulement elle pouvait serrer ses jambes l’une contre l’autre…mais Maîtresse Lockley le verrait et ne le lui pardonnerait jamais.

— À genoux, ordonna Maîtresse Lockley, et elle empoigna la Belle par les cheveux pour les lui enrouler en boule derrière la tête.

Avec des épingles qu’elle sortit de sa poche, elle les lui attacha.

Puis elle claqua des doigts.

— Prince Roger, fit-elle, apportez ce baquet et récurez donc un peu par ici.

Le Prince à la chevelure noire s’exécuta aussitôt en se déplaçant avec une tranquille élégance, bien qu’il fût à quatre pattes, et la Belle vit qu’il avait le derrière tout rouge et à vif, comme s’il avait, lui aussi, connu la sanction du battoir de bois, depuis peu. Ses yeux noirs bien ouverts, le regard franc, il baisa les bottes de Maîtresse Lockley, avant de se retirer, sur un geste de cette dernière, par la porte de derrière, dans le jardin. Autour de la petite bouche rose de son anus, il avait des poils noirs et drus, et ses petites fesses étaient d’une rondeur exquise pour celles d’un homme.

— Maintenant, vous allez devoir prendre cette brosse entre vos dents et vous allez récurer le sol avec, en commençant par ici et en allant jusque là-bas, fit Maîtresse Lockley avec froideur. Vous allez me faire ça bien, et proprement. Et pendant ce temps, vous allez me garder vos jambes grandes ouvertes. Si je vois ces jambes-là jointes, si je vous vois frotter sur le sol cette petite bouche affamée ou si je vous vois la toucher, vous vous retrouverez dans la rue, pendue à l’enseigne. Est-ce que c’est compris ?

Immédiatement, la Belle baisa de nouveau les bottes de la Dame.

— Très bien, fit celle-ci. Ce soir, les soldats vont payer cher pour ce petit sexe étroit. Ils vont le nourrir comme il faut. Mais pour l’heure vous allez rester sur votre faim, en toute obéissance et en toute humilité, et vous ferez ce que je vous dis.

La Belle se remit aussitôt à la tâche avec la brosse, en frottant dur le sol carrelé, tout en s’accompagnant d’un mouvement de la tête, en avant, en arrière. Son sexe lui faisait presque aussi mal que ses fesses, mais à mesure qu’elle se consacrait à son travail la douleur s’estompait, et elle finit par avoir l’esprit étrangement clair.

Qu’arriverait-il, se demanda-t-elle, si les soldats tombaient en adoration devant elle, s’ils payaient une bonne somme pour l’avoir et nourrissaient son petit sexe jusqu’à ce que, pour ainsi dire, il en déborde, et qu’arriverait-il si, alors, la Belle se montrait désobéissante ? Est-ce que Maîtresse Lockley pourrait se permettre de la pendre à l’enseigne ?

« Je suis vraiment en train de devenir une sale petite fille ! » se dit-elle.

Mais le côté étrange de la chose, c’était que son cœur, à la pensée de Maîtresse Lockley, battait plus vite. Elle aimait sa froideur et sa sécheresse comme jamais elle n’avait aimé sa Maîtresse du château, la trop affectueuse Dame Juliana. Et elle ne put s’empêcher de s’interroger : pour Maîtresse Lockley, dans tous ces coups de battoir, n’y avait-il qu’une mince part de plaisir ? Maîtresse Lockley faisait cela si bien.

Tout en réfléchissant, elle faisait partir la crasse en tâchant de rendre les carreaux bruns du sol aussi brillants et aussi propres que possible, quand elle réalisa soudain que, depuis la porte restée ouverte, une ombre montait jusqu’à elle. Et elle entendit Maîtresse Lockley s’écrier d’une voix feutrée :

— Ah, Capitaine.

La Belle leva les yeux avec prudence, mais tout de même avec une certaine audace, pleinement consciente qu’un tel geste pouvait fort bien passer pour de l’impudence. Et elle vit un homme aux cheveux blonds qui se tenait debout au-dessus d’elle. Ses bottes de cuir lui arrivaient bien au-dessus des genoux, et, à sa ceinture épaisse, il portait, attachés par une boucle, une dague incrustée de pierreries, une épée à double tranchant et un long battoir de cuir. Il lui semblait nettement plus grand que tous les hommes qu’elle avait connus dans ce Royaume. Toutefois il était d’une constitution élancée, malgré des épaules massives. Ses cheveux somptueux, couleur paille, lui descendaient jusqu’à la naissance du cou et se terminaient par des boucles épaisses. Ses yeux verts et brillants se plissèrent lorsqu’il la considéra du regard, en riant.

Le désarroi qu’elle ressentit la transperça comme un coup de poignard, bien qu’elle ne sût pas pourquoi la fusion soudaine de cette froideur et de cette dureté l’affectait tant Et, avec une indifférence calculée, elle se remit à son nettoyage.

Mais l’homme la contourna pour venir se poster face à elle.

— Je ne vous attendais pas si tôt, fit Maîtresse Lockley. Ce soir, je pensais qu’assurément vous amèneriez toute la garnison.

— Mais très certainement, Maîtresse, fit-il.

Sa voix était presque veloutée. La Belle, qui ressentait déjà ce serrement de gorge bien particulier, continua de nettoyer, en tâchant d’ignorer les bottes à la peau de veau légèrement ridée qu’elle avait devant elle.

— J’ai vu de quelle manière on s’est arraché cette petite perdrix lors des enchères, fit le Capitaine. (Et la Belle rougit, tandis que l’homme décrivait un cercle autour d’elle.) Le type même de la petite rebelle. J’ai été surpris que vous versiez une telle somme pour l’acquérir.

— Avec les rebelles, j’ai ma manière, Capitaine, répliqua Maîtresse Lockley de sa voix froide comme le fer, aussi dépourvue de fierté que d’humour. Et celle-ci est une petite perdrix exceptionnellement succulente. Je pensais que vous pourriez vous faire plaisir avec elle, ce soir.

— Faites-lui une bonne toilette et envoyez-la-moi tout de suite dans ma chambre, fit le Capitaine. Je ne crois pas avoir envie d’attendre jusqu’à ce soir.

La Belle tourna la tête en lâchant délibérément au Capitaine une œillade pleine d’âpreté. Il était d’une beauté insolente, avec au menton un soupçon de barbe blonde, comme si on lui avait frotté la figure de poussière d’or. Le soleil avait laissé sur lui sa marque en lui hâlant la peau d’un brun profond, si bien que ses sourcils dorés et ses dents blanches n’en paraissaient que plus lumineux. Il gardait sa main gantée posée à la taille, et comme Maîtresse Lockley, sur un ton glacial, enjoignait la Belle de baisser les yeux il se contenta de sourire à cette dernière, avec insolence.

 

La Punition
titlepage.xhtml
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_000.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_001.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_002.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_003.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_004.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_005.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_006.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_007.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_008.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_009.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_010.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_011.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_012.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_013.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_014.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_015.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_016.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_017.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_018.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_019.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_020.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_021.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_022.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_023.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_024.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_025.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_026.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_027.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_028.html
Rice,Anne-[Les Infortunes de la Belle au Bois Dormant-2]_split_029.html